Le Musée d’art de Joliette présente jusqu’au 14 mai 2023 l’exposition Sublimation d’Irene F. Whittome , commissariée par Anne-Marie St-Jean-Aubre. Nous pouvons y admirer des œuvres issues de la nouvelle production de l’artiste ; des œuvres qui ont intrigué la commissaire au premier regard. J’ai rencontré Anne-Marie afin qu’elle nous explique dans quel contexte ces œuvres d’Irene ont été créées.
Francis :
Nous sommes dans la salle d’exposition au 3e étage du Musée d’art de Joliette où nous pouvons voir les œuvres Fire/Lichen , Shroud 1 , Shroud 2 ainsi que Shroud 3 d’Irene F. Whittome jusqu’au 14 mai 2023.
Devant nous, il y a une série de photographies qui t’ont intriguée au premier regard. Si je me souviens bien, c’est après avoir vu ces photos-là que tu as souhaité rencontrer Irene. C’est dans son nouvel atelier que l’artiste t’a accueillie et c’est un atelier assez particulier tout de même. Est-ce que tu peux nous le décrire ?
Anne-Marie :
Oui, tout à fait. Peut-être, d’abord, je vous raconte un peu comment ça s’est passé. C’est François Babineau de la galerie Simon Blais, qui m’a montré à la galerie les tirages photographiques d’Irene qui n’avaient pas la forme qu’ils ont maintenant. C’était alors des tirages de travail d’une action qu’elle a posé sur le site de son nouvel atelier dans les Cantons-de-l’Est. Elle est installée là depuis 2005. Elle a tranquillement investi de plus en plus le site d’une carrière abandonnée où elle a maintenant sa maison, son atelier et son espace d’entreposage pour ses œuvres. Quand François m’a présenté ces œuvres-là, j’étais très étonnée parce qu’esthétiquement ce n’est pas ce à quoi je m’attendais du travail d’Irene F. Whittome. Pour moi, ça tranchait énormément avec ce que j’associais à sa démarche, c’est une photographie documentaire d’un brasier, d’œuvres qui brûlent sur le site de la carrière. Tranquillement, le brasier s’étouffe et on voit les traces laissées par le feu, les œuvres qui se sont consumées, les œuvres qui étaient recouvertes de cire, donc la cire qui s’écoule sur le site de la carrière. Ensuite, ça se termine par une série d’images de lichen qui resurgit et reprend le dessus sur le site où il y a eu la consommation par le feu des œuvres d’Irene. Ce qui brûle finalement, ce sont des œuvres qu’elle a choisi de mettre de côté afin de se donner de l’espace pour entamer une nouvelle étape dans sa production artistique. Bien que la grille photographique comme telle m’ait étonnée en termes esthétiques, on retrouve cette approche dans les œuvres d’Irene F. Whittome bien avant cette œuvre-là qui date quand même des années 2000. Dans les années 1980, Room 901 , une intervention qu’elle a faite dans son atelier de la rue Saint-Alexandre , se présente aussi comme une accumulation d’images photographiques. Et l’œuvre reprend aussi le thème de l’exploration de l’atelier.
Francis :
Des photographies qu’il est possible de voir dans une des salles d’exposition au rez-de-chaussée du Musée jusqu’au 14 mai. Saint-Alexandre II , Saint-Alexandre IV et Saint-Alexandre VI sont visibles dans l’exposition L’atelier comme création. Histoire des ateliers d’artistes au Québec commissariée par Laurier Lacroix.
Anne-Marie :
Exactement, on en voit trois dans l’exposition de Laurier, mais elle a fait plus de mille images de ses interventions dans l’atelier de la rue Saint-Alexandre qui se sont déroulées sur une période de deux ans, de 1980 à 1982. Tous les jours, elle a peint un motif qui a fini par composer une croix sur le mur blanc de son atelier qu’elle avait préparé au préalable. Elle avait vidé l’atelier pour que ça ait l’air quand même d’un espace blanc et lumineux. Il y avait de grandes fenêtres dans cet atelier-là, donc la lumière entrait et variait, transformait l’atmosphère du lieu au fur et à mesure que la journée avançait. Puis, tous les jours, elle documentait une composition qui correspondait pour elle à une œuvre terminée. Donc, les photographies, l’œuvre finalement in situ, qui se passe dans l’atelier, n’existe que par les traces photographiques des diapositives, par un petit film qu’elle a réalisé, puis aussi par des boîtiers qu’elle a faits dans le cadre de cette série. Donc, cette approche documentaire d’une action, ce n’était pas quelque chose de nouveau, simplement l’esthétique des images était quand même vraiment différente pour l’intervention à Ogden, près de Stanstead, où se trouve maintenant son atelier. Ce sont des photographies couleur qu’elle nous présente à Ogden, alors que Room 901 est en noir et blanc, puis l’action réalisée n’a plus rien à voir avec la peinture ou avec une composition plus formelle.
Francis :
Dans les deux cas, nous retrouvons un style photographique très documentaire. L’objectif est de rendre compte des actions qui ont eu lieu. Cependant, le sujet et l’esthétique de Room 901 ne sont pas du tout les mêmes que celui de Fire/Lichen .
Anne-Marie :
Exactement, c’est pour ça que ces images m’ont vraiment intriguée et que j’ai eu envie de la rencontrer. Donc, je suis allée jusqu’à Ogden. Je l’ai rencontrée dans son atelier qui est magnifique, c’est vraiment le site d’une carrière désaffectée qu’elle a aménagé au fil des années. Il y a un plan d’eau et deux bâtiments sur le site. Un bâtiment qui est d’abord un atelier, mais aussi un lieu résidentiel, qui est plus petit puis un grand bâtiment qui sert entre autres à l’entreposage de ses œuvres et un espace d’atelier plus grand avec toute sa collection de livres qu’on peut consulter quand on la visite. Irene parle maintenant de ça comme d’une œuvre totale si on veut. Elle y est installée depuis plus de 10 ans, plus de 15 ans même ; depuis 2005, elle y va régulièrement. Éventuellement, elle a vendu son atelier à Montréal et s’est installée de manière permanente dans les Cantons-de-l’Est. De plus en plus, à force d’arpenter le lieu, le site l’inspire dans les œuvres qu’elle réalise maintenant. La photographie est devenue vraiment un outil de création de prédilection. Elle retrouve, sur le site de la carrière, des traces naturelles qui lui évoquent ses œuvres anciennes, qu’elle documente. C’est-à-dire qu’elle reconnaît dans des procédés « naturels », comme des traces dans la pierre ou bien des végétaux qui auraient laissé une empreinte sur la pierre à cause de l’humidité par exemple, des images qui lui évoquent son médium initial qui est l’impression. C’est par ce médium qu’elle a commencé sa formation à Vancouver. Ces photographies s’accumulent en ce moment et finiront probablement par prendre une forme artistique dans sa démarche. Pour l’instant, c’est encore en cours d’exploration, mais le site, vraiment, prend de plus en plus de place dans sa démarche .
Francis :
Pourrait-on dire, suivant un certain angle, que l’œuvre réalisée par Whittome dans son appartement de la rue Saint-Alexandre à Montréal, Room 901 , soit un peu comme le début de ce qui est aujourd’hui son œuvre totale ? En d’autres mots, pouvons-nous voir un prolongement de Room 901 dans les interventions que Whittome effectue sur son terrain à Ogden ?
Anne-Marie :
C’est tentant de le faire, en tous cas. Ce n’était pas son appartement, c’était vraiment juste son atelier sur la rue Saint-Alexandre, mais effectivement, pour ce projet elle a investi la notion d’in situ donc la création d’œuvres spécifiquement pour un lieu particulier et l’ambiance d’un lieu particulier. Cette approche fait partie de sa démarche depuis de nombreuses, nombreuses années, même avant Room 901 je dirais. De prendre en considération l’ambiance de l’espace, les dimensions de la salle, le type d’éclairage, pour créer quelque chose spécifiquement pour un lieu précis, c’est dans sa démarche depuis longtemps. Cela a pris une forme très particulière pour Room 901 , parce que quand même, c’est deux années de création dans cet atelier qui, pendant cette période-là, n’a probablement servi qu’à créer cette œuvre-là puisque tous les autres matériaux de création étaient tassés dans un coin afin que l’espace soit investi pour la création de cette peinture murale qui se transformait au fil des jours. Aujourd’hui, à Ogden, la dimension in situ et l’investissement de longue durée se fait sur une échelle encore plus grande dans ce nouveau lieu, ce nouvel atelier, qui est finalement un atelier extérieur maintenant, puisqu’il englobe tout le territoire de la carrière. Effectivement, je pense qu’il y a un beau fil à tirer entre les deux œuvres. Et, cet espace-là, qui était une carrière abandonnée, elle l’a découvert dans le cadre d’une exposition qui a eu lieu à la galerie Foreman à Sherbrooke. C’est comme ça qu’elle a commencé à s’intéresser au territoire des Cantons-de-l’Est, à visiter les sites abandonnés, les différents terrains, les différents paysages et elle est tombée sur cette carrière désaffectée qu’elle a décidé d’acquérir. Contrairement à l’atelier sur Saint-Alexandre, qu’elle louait, le site de la carrière lui appartient, ce qui permet de penser que dans le futur, le site lui-même pourra rester un site investi par la démarche de Whittome puisqu’elle y est installée de manière permanente. Sa présence ne sera donc pas temporaire ou éphémère. Et, les œuvres qui ont brûlé, ça a créé évidemment des résidus, de la cendre par exemple, et elle a utilisé tous les résidus pour réaliser des monticules funéraires si on veut, des tertres funéraires qui sont des petits monticules recouverts maintenant de gazon puisque la végétation a repris le dessus sur le site. Ces monticules inscrivent profondément sa présence dans le site même de la carrière. Donc, ce n’est pas juste par le fait qu’il y a sa maison, qu’il y a son atelier qui est là, mais il y a vraiment ses œuvres qui sont retournées nourrir le site même de la carrière si on veut. Et puis, elle continue d’aménager l’espace de cette carrière-là, de la transformer.
Francis :
Merci beaucoup pour cette rencontre Anne-Marie.
Anne-Marie :
Ça m’a fait plaisir !
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